La Ravine, Sergueï Essenine

La Ravine, Sergueï Essenine

9782940517671

Traduit du russe par Jacques Imbert, Editions Héros-limite (Feuilles d’herbe), 175 pages

A 18 ans, Essenine vit à Moscou depuis peu de temps, lui vient d’un village dans la Russie profonde, Konstantinovo. Il écrit alors un récit sur ses origines, dans un texte où les personnages vivent « à la dure » dans un village appelé « La Ravine »… je ne sais pas dans quelle mesure Essenine s’est inspiré de ce qu’il a vécu, mais ces personnages prennent vie d’une très belle manière, c’est prégnant. Comme dans un roman de Cormac McCarthy, le récit prend forme lorsque les personnages parlent, mais ici les dialogues sont plus percutants, et à la fois ont plus de simplicité. Les descriptions sont courtes, fugaces, incroyablement efficaces et vivantes.

« Il prit un chemin où la neige était tassée, car il voulait couper au plus court. Sur un pin tordu, un pivert se nettoyait une aile rougeâtre, comme blessée.
Dans une débauche de sifflets, un bouvreuil s’envola vers un saule desséché.
Les clairières lointaines exhalaient une brume laiteuse qui drapait les tilleuls épars et solitaires. »

La préparation du roman, Roland Barthes

La préparation du roman, Roland Barthes

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Cours et séminaires au Collège de France, Editions du Seuil, 608 pages

Roland Barthes se fait prodigue à propos d’une multitude d’éléments liés à l’écriture et à la lecture, des idées, des auteurs, des pratiques, un rapport très personnel au livre qu’il décortique, et que le lecteur peut comparer à sa propre expérience. C’était une lecture qui devenait très intéressante pour moi (non seulement pendant, mais avant de commencer l’ouvrage) du fait de ce besoin d’écrire qui me colle presque malgré moi. Le cours de Barthes s’enrichie aussi d’un documentaire précieux sur cette question : Comment d’autres écrivains vivaient cette pratique de l’écriture ? On ne s’étonne pas de l’omniprésence de Proust, que Barthes admire, on goûte à la puissance des images vraies chez certains haïkistes, Matsuo Bashô et Masaoka Shiki, surtout eux. Une lecture très riche, qui peut permettre d’identifier ses difficultés, et avant tout d’être à l’affût d’une hygiène de vie, de ce qui rend possible (si c’est possible) un travail à la fois rigoureux et détaché.

« …eh bien je regrette toujours que dans ces cas, on ne pense pas « livre » justement. Il faut penser « livre ». Ce n’est pas la peine d’écrire, si on ne pense pas livre. Ecrire, c’est voir le livre, c’est avoir une vision du livre, une vision typographique même presque du livre, et la devise, c’est toujours : A l’horizon, le livre. Kafka avait au livre une sorte de rapport physique ; il explique qu’il y a une chose sûre en lui qui est précisément son « avidité pour les livres » ; il ne veut pas tant les posséder ou les lire que les voir (même dans la vitrine d’un libraire), c’est-à-dire se convaincre de leur existence ; une sorte d’appétit dévoyé. »

 

La Trilogie de Sebastián Dun, Ricardo Colautti

La Trilogie de Sebastián Dun, Ricardo Colautti

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Traduit de l’espagnol par Guillaume Contré, Editions de l’Ogre, 200 pages

3,5/5

La Trilogie Sebastián Dun se lit d’une traite (autant que faire se peut pour ma part) en trois étapes. Sebastián Dun, La conspiration des concierges, Imagineta. On retrouve le personnage éponyme du titre de la première nouvelle dans les deux autres. La vie de ces personnages faites de ratages et d’incompréhension, est comme survoltée. On peut penser à Saer. Peut-être à Svevo aussi d’une certaine manière. On ne peut que remarquer un fil rouge de plus en plus étrange et déconcertant du triptyque. La prose nerveuse et drolatique de Colautti est contagieuse, ce qui donne une impression d’un tour de force, un coup de génie, mais peut-être pas d’une si grande portée pour que la mémoire le transforme et s’en nourrisse. Je ne peux pas savoir de quelle manière je vais m’en souvenir, peut-être comme d’une excellente fête, mais monstrueuse sur les bords.

« Tu portas ta main à terre et en tira une vipère verdâtre. Tu l’enroulas autour de nos cous et nous nous embrassâmes ; et après nous être embrassés un bon moment tu me dis : « C’est ainsi qu’on s’embrasse dans la forêt. » A cet instant, la vipère essaya de me mordre et je fis un bond en arrière. Je tombai sur une fourmilière géante. Avec un bout de bois, je fis un trait sur la terre noire. Les fourmis marchèrent en ordre en suivant le trait. A mesure qu’elles ingéraient de la verdure, leur poids et leur taille augmentaient. Les pas des fourmis transformaient la forêt en désert. Je continuai de courir avec le bout de bois. La forêt s’acheva, le désert s’ouvrir et derrière moi il y avait également le désert qu’avaient laissé les fourmis. Le soleil ouvrait des crevasses si profondes que la vue se perdait dedans. La poussière se fourrait dans mes yeux. Je la serrai avec les dents, un jet d’eau chaude en gicla. Il ne parvint pas à toucher la terre, car il s’évapora et forma un nuage au-dessus de ma tête ; il plut et les gouttes s’évaporaient avant de toucher terre. »

En dehors ou en dedans

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Je n’ai pas vraiment l’intention de parler de politique ici, il ne me semble pas que ce soit très intéressant, on le fait déjà beaucoup par ailleurs. J’ai parfois l’impression que c’est un motif qui revient d’une façon obsédante. On dit que « Tout est politique », parfois. Je pense que c’est absolument faux, mais qu’on peut tout voir d’une façon politique. Ou philosophique. Ou religieuse. Ou littéraire.

« Ce ne sont pas les choses elles-mêmes, mais l’opinion qu’ils se font des choses qui tourmente les hommes. » C’est d’Epictète. Je ne sais pas si cette épigraphe est pertinente partout, mais je l’aime bien. Je l’avais trouvée dans une édition (Flammarion) de Vie et opinions de Tristram Shandy.

Je repense souvent à ce livre si particulier, qui déjoue toutes les attentes du lecteur : Le Dit du Genji. Je l’avais lu en 2015, je crois qui fait partie des livres les plus exigeants pour le lecteur en matière de temps. Il fait presque mille cinq cent pages, mais en plus, il y en a quelque sorte un roman par page. C’est un livre qui a mille ans. Et je me rappelle que dans cette histoire, les personnages prennent souvent l’initiative de « quitter le monde » c’est-à-dire la société, dans une sorte de retraite possible (je dis pas facile) à tout âge. Des moeurs qui avaient probablement cours à Heian-Kyô (Kyôto aujourd’hui), la ville où vivait l’auteur de ce livre, Murasaki Shikibu.

Aujourd’hui je ne sais pas s’il est faisable de s’autoriser une retraite de cette façon (peu importe le motif, ça pourrait par exemple être l’écriture), sans être privilégié, sans avoir d’abord passé l’essentiel de sa vie à travailler, dans un des emplois existants. Ecrire c’est travailler, mais alors il faut avoir un deuxième travail…

Vilnius Poker, Ričardas Gavelis

Vilnius Poker, Ričardas Gavelis

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Traduit du lituanien par Margarita Le Borgne, Edition Monsieur Toussaint Louverture, 541 pages

4/5

Un autre roman qui se dresse comme une ville-livre, où les rues sombres forment ensemble un labyrinthe. Une question se maintient avec une force obsédante et donne au titre tout son sens ; Qui croire ou que croire ? Vilnius prend corps de la même façon que Petersbourg chez Gogol ou Bucarest dans la trilogie Orbitor de Mircea Cartarescu (Il y aurait beaucoup d’autres exemples à évoquer). Mais alors que Bucarest prenait une forme franchement délirante, franchement fantastique, c’est plus ambigu pour Vilnius.

L’ambiance est si sombre qu’elle paraît presque irréelle, invraisemblable, mais ne peut pas être complètement noire pour cette raison : La réalité survit autant que la perception de personnages patibulaires, déprimés ou alcoolique le permet. Pourtant on sent bien que cette Vilnius fantomatique est un portrait lucide pour ne pas dire désillusionné de l’homo lithuanicus et à plus forte raison de l’homo sovieticus, de toute l’humanité réduite à un silence stupide. Une musique grisante se dégage de ce roman habilement construit, va directement au cœur d’une certaine manière. Même s’il peut en prendre plein la gueule, parce que le récit est quand même dégoûtant. Mais étrangement pas rebutant, à deux ou trois épisodes près. La troisième partie est peut-être un peu décevante par rapport au reste.

« Je n’ai jamais aimé les mathématiques et pourtant j’étais topologue, principalement parce que c’était pratique et sécurisant. C’est aussi la raison pour laquelle je revenais sans cesse à cette macabre et bien-aimée Vilnius. J’avais peur qu’en m’installant ailleurs, je découvre soudain que j’aurais pu, que j’aurais dû, devenir quelqu’un d’autre, mais que c’était trop tard. J’avais peur de me retourner et d’apercevoir mes vies possibles, celles que j’ai dilapidées. Alors je revenais toujours ici où je ne pouvais être rien d’autre qu’un mathématicien. Seulement, une peur encore plus terrible s’emparait de moi à chaque retour : je me rendais compte que j’étais en train de gâcher, irrémédiablement, toutes mes autres vives. J’avais si peur de quitter ces murs, ces rues… n’importe où ailleurs, j’aurais immédiatement découvert une quantité de mes avenirs déjà morts et enterrés, une multitude de possibles avortés. »

Et puis, Sôseki Natsume

Allez, avant de partir en Charente, une première citation, que je trouves magnifique, héroïque en un sens, elle est en tout cas très importante pour moi :

« Mais la cause principale de son attitude ne se trouvait ni dans un goût des manœuvres ni dans son indécision, mais plutôt dans le caractère souple de sa vision qui l’autorisait à considérer deux directions en même temps. C’était précisément cette capacité qui jusqu’à ce jour avait toujours découragé son ardeur à progresser obstinément en vue d’un but particulier. Il n’était pas rare qu’il se retrouvât immobile, figé au beau milieu d’une situation. Cet apparent maintien du statu quo ne provenait pas chez lui d’une indigence de la pensée, bien au contraire, c’était le résultat d’une analyse lucide ; pourtant, ce fut seulement lorsqu’il eut réussi à agir selon ses convictions avec une détermination inébranlable, qu’il prit conscience de cette vérité. »

Citation prise dans le roman de Sôseki, « Et puis » lu au début de l’année 2016. Elle ne prend néanmoins toute sa dimension poétique qu’à la lecture du roman.

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Henri d’Ofterdingen, Novalis

Henri d’Ofterdingen, Novalis

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Traduit de l’allemand par Armel Guerne, Editions Gallimard (L’Imaginaire), 249 pages

3,5/5

« Henri d’Ofterdingen : un roman » est inachevé, et on sent qu’on a perdu ce qui aurait pu être une oeuvre beaucoup plus conséquente. « Art du roman : le Roman ne devait-il pas embrasser toutes les espèces de styles dans une succession diversement liée à l’esprit commun ? » Ce qu’on appelle parfois le « roman total » absorbant toutes choses bonnes pour alimenter sa matière se trouvait déjà chez Novalis. Mais ça tient à si peu de choses, le fait que pour autant, je n’ai pas adoré. Je ne peux que reconnaître la profondeur, cette foi en la poésie qui irradie les choses et les êtres, mais je n’ai pas été transporté. Tandis que les traits d’une remarquable pensée surnagent, il y a le sentiment d’une redondance qui monte, qui fait que je me disais avoir compris au bout de cinquante pages. Le récit du grand-père Schwaning au chapitre neuf, a réveillé mon intérêt. Sans doute à relire plus tard.

Quel dommage que les hommes soient si peu nombreux à se dire qu’on peut acquérir, dans sa vie intérieure, la liberté et l’habileté de mouvement, tout en s’assurant, par une juste distinction, la plus naturelle et la plus efficace utilisation pratique de ces forces intérieures ! Alors que d’ordinaire, l’une empêchant l’autre, la pesante inertie qui peu à peu en résulte est finalement telle que le jour où l’on veut se lever en faisant jouer d’un coup toutes ses forces assemblées, on déclenche en soi un énorme conflit et un formidable désordre où tout se contrecarre, s’empêtre, s’empêche et s’annihile dans un écroulement d’inaptitude. Je ne saurais trop vous recommander de cultiver et d’entretenir avec ardeur et grande application votre raison et les légitimes curiosités de votre intelligence, qui veut savoir le comment des choses, la logique qui les enchaîne selon les lois de cause à effet.

Centurie, Giorgio Manganelli

Centurie, Giorgio Manganelli

Centurie

Traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para, Editions Cent Pages, 216 pages

5/5

Les cent « romans fleuves » de Manganelli sont contenus dans un très bel ouvrage édité chez Cent pages (il en fait 216, c’est écrit au dos parce que les pages ne sont pas numérotés à l’intérieur) avec le texte écrit sur la page de droite, avec une pousse de chiffres en lettres qui partant du haut de la page s’écoule pour rejoindre le bas de la page de gauche. Cent textes qui se déplient en perspective, faits de surfaces que l’on contourne pour observer les formes géométriques ainsi fabriquées… perspectives infinis formant in fine un corps. Le corps dans son humaine solitude, intranquille et désamouré, s’enfonçant les ongles dans la chaire pour sentir la réalité, tandis qu’au dehors elle est un carnage ; il rêve de fées et de fantômes, se demande si être mort depuis une minute ou l’être depuis cent millions d’années fait une différence… Les romans de Manganelli donnent une impression de flottement, d’une grande tendresse ; imaginez un Borges possédé par l’esprit de Gogol.

Un écrivain écrit un livre sur un écrivain qui écrit deux livres, l’un et l’autre sur un autre écrivain, dont l’un écrit parce qu’il aime la vérité, l’autre parce qu’elle lui est indifférente. De la plume de ces deux écrivains sortent au total vingt-deux livres où l’on parle de vingt-deux écrivains dont certains mentent sans le savoir, certains mentent en le sachant, certains cherchent la vérité en sachant ne pouvoir la trouver, certains croient l’avoir trouvée, d’autres encore croyaient l’avoir trouvée mais commencent à en douter. Les vingt-deux écrivains produisent au total trois cent quarante-quatre livres où l’on parle de cinq cent neuf écrivains, étant donné qu’en plus d’un livre un écrivain épouse une femme écrivain, et ont entre trois et six enfants, tous écrivains […]

Chârulatâ, Rabindranath Tagore

Chârulatâ, Rabindranath Tagore

Charulata

Traduit du bengali par France Bhattacharya, Editions Zulma, 128 pages

3,5/5

L’air de rien, d’énormes malentendus voltigent au-dessus des têtes de cette famille. A commencer par cette naïveté de Bhupati, qui croit que des liens censément engagés par un mariage vont de soi, et qu’il nécessite pas d’être présent pour que ces liens ne se délitent pas. Châru et Amal s’attache entre eux, mais l’une par idéalisme et l’autre par désinvolture. Le récit se passe bien d’analyse, tissant tranquillement sa toile en proposant à son lecteur quelques moments de la journée, quelques mouvements, quelques paroles, l’expression de sentiments ou de ressentiments de l’un ou de l’autre partagés avec le lecteur, mais pas avec les autres personnages.

Bhupati se glorifiait de ne rien comprendre à la poésie. Toutefois, même s’il n’avait pas lu jusqu’au bout les écrits d’Amal, il éprouvait pour lui de l’estime. « Il n’a rien à dire, pensa-t-il, et pourtant il enchaîne les mots les uns aux autres. Moi, j’en serais incapable, même en me tapant la tête. Qui aurait pu imaginer qu’Amal en était capable ! » L’époux de Châru ne se considérait pas comme un fin lettré mais il n’était pas pour autant avare envers les belles lettres. Il donnait aux écrivains pauvres de quoi faire imprimer leurs livres à la seule condition que leurs ouvrages ne lui soient pas dédiés. Il achetait tous les hebdomadaires et les mensuels en bengali, grands et petits, connus ou inconnus, lisibles ou illisibles. « Je ne les lis déjà pas, disait-il ; si, en plus, je ne les achetais pas, ce serait commettre un péché et ne pas faire pénitence. »