Le Monde d’Hier, Stefan Zweig

Le Monde d’Hier, Stefan Zweig

Traduit de l’allemand par Serge Niémetz, Editions Belfond (Livre de poche), 506 pages

J’avais opté pour les mémoires de Schnitzler (Une jeunesse Viennoise) avant mon séjour à Vienne, j’aurais pu lire aussi Le Monde d’Hier, où Stefan Zweig décrit bien cette société des amis, dans les cafés. C’est vraiment quelque chose qui donne à rêver. Zweig donne vie, avec beaucoup d’amour, à ces portraits de gens de lettres, Rilke entre tous. Cependant tout cela tourne comme on le sait au tragique, et là Zweig s’ingénie à faire le prof d’histoire, et ― je crois que je préfères ses fictions ― le livre tendait à me tomber des mains. On sent Zweig dépassé par son sujet, ça se comprend, mais il n’est pas sans l’aborder avec une certaine grandiloquence dont il finit par faire étalage plus que de son amitié.

« En dernière analyse, je crois qu’il est dû à un défaut de ma nature : au fait que je suis un lecteur impatient et plein de fougue. Toutes les redondances, toutes les mollesses, tout ce qui est vagues, indistinct et peu clair, tout ce qui est superflu et retarde le mouvement dans un roman, dans une biographie ou une discussion d’idées m’irrite. Seul un livre qui, constamment, page après page, se maintient au niveau le plus élevé et vous entraîne tout d’un trait jusqu’à la dernière sans vous laisser le temps de respirer me donne un plaisir sans mélange. Je trouve que les neuf dixièmes des livres qui me sont tombés sous la main tirent trop en longueur par des descriptions inutiles, des dialogues prolixes et des personnages secondaires dont on pourrait se passer, et sont par là trop peu passionnants, trop peu dynamiques. »

Récits de la Kolyma, Varlam Chalamov

Récits de la Kolyma, Varlam Chalamov

Traduit du russe par Sophie Benech, Catherine Fournier et Luba Jurgenson, Editions Verdier, 1478 pages

Ce qui m’a intrigué en feuilletant cet énorme livre, c’était que la place importante que Chalamov donne à la littérature dans son livre saute aux yeux. A la Kolyma, nous dit Chalamov, où tout est déshumanisé, elle semble au contraire n’avoir aucune place. On est par ailleurs bien trop occupé à survivre au milieu des truands et du travail forcé, d’un froid qui descend jusqu’à -60° C, des maladies et du manque évident de nourriture. Mais j’avais aussi envie de lire ce livre pour ce qu’il revêt de la perception d’une certaine réalité, atroce. Je n’avais à ce moment-là pas d’autre envie. L’auteur prévient le lecteur que ce qu’il a vécu là-bas le dépasse, nous à plus forte raison encore.

 

Des petits morceaux sont reconstitués, dans un désordre chronologique et de répétitions. Le livre acquiert en quelque sorte une forme libre de mémoire aux limites humaines : quelques réflexions éparses ― il ne brille pas par sa dimension analytique malgré tout ― quelques épisodes. Notamment un, relaté dans un très beau récit intitulé « Marcel Proust »… Ce fantôme (dans le meilleur sens du terme, s’entend) a un éclat très particulier, très étrange et en tout cas lumineux au cœur de ce témoignage. Si justement la littérature n’a plus de place, ou presque plus, c’est au mieux en tant que souvenir.  Dans des pénibles tentatives de réminiscences de sa vie avant le goulag, ou bien quand on « édite des rômans » pour des truands oisifs. Mais « au mieux, un souvenir » n’est-ce-pas déjà beaucoup ? La littérature devient pour Chalamov un moyen de redevenir humain, qu’il partage avec son lecteur dans une avidité palpable. Mais on se sent comme étranger, peut-être que l’expérience est trop radicale, même si nombre de ces récits sont émouvants.

 

« Les valeurs sont brouillées et chaque notion humaine, bien que désignée par un mot dont l’orthographe, les sonorités, l’assemblage familier de sons et de lettres restent les mêmes, renvoie à quelque chose qui n’a pas de nom sur le « continent » : ici, les critères sont différents, les us et les coutumes particuliers ; le sens de chaque mot est transformé.

Lorsqu’il est impossible d’exprimer un sentiment, un événement ou un concept nouveau dans le langage humain ordinaire, on voit naître un mot neuf, emprunté à la langue des truands qui sont les arbitres de la mode et du bon goût dans l’Extrême-nord. « 

Le marchand d’oiseaux, Robert Brasillach

Le marchand d’oiseaux, Robert Brasillach

Editions Plon, 251 pages

Paris, dans cette histoire de gens ordinaires ou malchanceux, paraît plus petit, presque une bourgade. Une bourgade achalandée par les émotions que Brasillach fait vivre et s’agiter par éclats, d’une écriture pleine d’énergie. Le parc Montsouris et ses alentours entre gaieté et tristesse, des commères, les rumeurs d’une aventure, d’une anecdote. Des enfants en perdition, dont on ne sait plus que faire. Là, quelque chose se passe ― j’ai l’air de faire des mystères, mais l’essentiel ne saurait être révélé, pas de spoil, donc ― mais tout retombe trop vite à plat, juste quand cette fable tranquille se transformait. On s’arrête finalement sur une couleur, une femme affligée mais silencieuse… tandis que la vie, pétulante mais routinière, continue.

« Marie Lepetitcorps était née dans un village de l’Yonne où son enfance s’était écoulée. Ses parents étaient fermiers, et vivaient dans une certaine aisance. Ils fournissaient le beurre à une pâtisserie qui fabriquait des galettes, célèbres dans toute la région, et dont on faisait grande vente, le lundi, au marché de Sens.
Parfois ― assez rarement, il est vrai ― Marie Lepetitcorps voyait surgir devant elle son village. Tout d’un coup, il se posait, un peu trouble, comme une surimpression malhabile, au coin de sa boutique, contre une rue parisienne. C’était bien lui. Elle n’avait même pas à fermer les yeux pour le revoir. »

Le Diable Amoureux, Jacques Cazotte

Le Diable Amoureux, Jacques Cazotte

Editions Librio, 87 pages

Une nouvelle qui gagne sans doute à être mise en scène, où le jeu serait de rendre tous les états d’Alvare en proie à une séduction diabolique. Une histoire qui aurait pu avoir sa place dans le Manuscrit trouvé à Saragosse, je me souviens que Potocki l’a évoqué à plusieurs reprises, et d’une certaine manière il l’a imité, en la pervertissant, la décuplant afin rendre les frontières entre le fantasme et la « réalité » plus incertaines, plus effrayantes (parler de réalité dans le cadre de ces deux œuvres reste très très étrange).

Car dans Le Diable Amoureux, tout se resserre sur une victime et son désarroi mental. Il passe de l’arrogance à l’amour, de l’amour à la soumission, de la soumission à l’épouvante. Jacques Cazotte vise à illustrer par écrit ce cauchemar avec un nombre de pages réduit, on sait qu’il voulait son récit beaucoup plus long, avec une deuxième partie qui a été supprimée… mais il ne croit pas que l’écrit puisse illustrer avec plus de force que le dessin toute la noirceur de cet imaginaire.

« Alors avec une voix à la douceur de laquelle la plus délicieuse musique ne saurait se comparer : «Ai-je fait, dit-elle, le bonheur de mon Alvare, comme il a fait le mien ? Mais non : je suis encore la seule heureuse : il le sera, je le veux ; je l’énivrerai de délices ; je le remplirai de sciences ; je l’élèverai au faîte des grandeurs. Voudras-tu, mon cœur, voudras-tu être la créature la plus privilégiée, te soumettre avec moi les hommes, les éléments, la nature entière ? » »

La lettre écarlate, Nathaniel Hawthorne

La lettre écarlate, Nathaniel Hawthorne

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Traduit de l’anglais par Marie Canavaggia, Folio classique, 368 pages

C’est dit : Hawthorne est un magicien. Un A écarlate frappe la poitrine d’Hester Prynne, le A de l’« adultère ». Dans la ville de Salem au dix-septième siècle, on laisse entendre que ça pouvait être passible d’une condamnation à mort. Mais Hester est « épargnée » et c’est là-dessus que commence Hawthorne, s’attardant sur chaque protagoniste, comme un pasteur interrogeant les âmes. Tous les éléments jouent un rôle étrange, dans ce conte aux allures incertaines et automnales : la nature elle aussi vit, veinée par une eau triste ou troublée. Mais c’est aussi un temps contrasté par un personnage lumineux : La petite Pearl.

« Dans le pur exercice de sa fantaisie, toutefois, dans les folâtreries de son esprit en voie de développement, il n’y avait pas grand-chose de plus que ce que l’on peut observer chez les autres enfants brillamment doués, exceptés que Pearl, vu le manque de camarades de jeu, vivait davantage en la compagnie de la foule d’être imaginaires qu’elle créait. Le singulier, c’étaient les sentiments que la petite fille nourrissait envers ses rejetons de son cœur et de son esprit. Elle ne se créait jamais un ami mais semblait être toujours en train de semer les dents de dragons d’où jaillissait une armée d’ennemis contre lesquels elle parait en guerre. Il était inexprimablement triste ― et quelle inépuisable source de chagrin pour une mère qui en sentait la raison dans son propre cœur ― d’observer chez un être aussi jeune ce sentiment continuel d’avoir le monde contre soi, et de le voir s’entraîner, avec un tel déploiement d’énergie farouche, à faire triompher sa cause dans les combats à venir. « 

Imitation de la vie, Antoine Mouton

Imitation de la vie, Antoine Mouton

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Editions Christian Bourgois, 184 pages

Toujours d’une remarquable oralité, ici Antoine Mouton semble expulser un récit qui prend la forme d’une plaisanterie, sinon d’une tentative d’explication s’anéantissant à mesure que l’histoire devient fantastique, étrange. Une fêlure agit au cœur de ces comédies de couples, concubinages et cohabitations. Emir tente de recoller des morceaux, résultat d’une déchirure née d’un événement tragique, de l’indifférence, de la vie qui s’érige sur des disparitions. Le récit se fond dans un tournoiement d’absurdités, de rire, avec un effet cathartique très bien venu.

« Il ne dessinait plus. Les murs du salon était couverts de prospectus punaisés qu’il se contentait de rayer d’un, deux ou quatre traits (jamais trois) selon le dégoût qu’ils lui inspiraient. Le dégoût lui-même était une interprétation caduque, car François, quand je l’interrogeais à ce sujet, niait toute volonté d’avoir exprimé quelque chose qui fût de l’ordre d’une émotion. « J’organise les images que le monde m’envoie. » Telle était son oeuvre désormais. Il passait des heures, encastré dans son canapé, à observer les murs ainsi tapissés, élaborant à l’occasion une théorie macabre au sujet de la nouvelle piscine municipale (« une fosse commune », psalmodiait-il), des restaurants chinois et japonais, ou bien à peu près de n’importe quoi, « conspiration » était le mot revenant le plus régulièrement, à défaut d’inspiration, mettre un terme à son discours. »

Une existence tranquille, Kenzaburo Oé

Une existence tranquille, Kenzaburo Oé

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Traduit du japonais par Anne Bayard-Sakai, Editions Gallimard (Folio), 288 pages

A la fois d’une simplicité, et d’une profonde lucidité sur la vie d’une famille raconté du point de vue de la benjamine. Les parents sont partis, à cause d’une crise du paternel. Mâ doit veiller sur son frère aîné, apparemment le plus démuni de la fratrie, le cadet étant déjà très occupé par des examens. (Mais Mâ aussi, doit au passage, rédiger un mémoire sur Céline) Bref, « Une existence tranquille », si seulement !

Le récit se construit sur les relations qu’entretiennent les personnages avec Eoyore (ainsi se surnomme le frère aîné de la famille) non sa personnalité si particulière en tant que telle et ce point de vue m’a beaucoup intéressé. Le récit dérive dans ses questionnements sur une vie de famille ordinaire, à cela près que « ordinaire » prend un autre sens chez Oé ; il tient d’une fragilité, d’une inquiétude permanente.

 

La Ville Fond, Quentin Leclerc

La Ville Fond, Quentin Leclerc

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Editions L’Ogre, 200 pages

Comme dans son premier roman, Quentin Leclerc s’attaque au post-apocalyptique, dans l’ambiance mais surtout dans une forme vicieuse et très bien rodée. Bram, un chauffeur de bus puis une cohue de villageois tentent d’atteindre la ville tandis que celle-ci fond, nous précise le narrateur. Curieux narrateur qui a manifestement un temps d’avance sur les personnages et son lecteur, et se contente d’allusions ainsi que de faire vivre le drame dans la perception d’un veuf égaré (si bien que tout pourrait plausiblement n’être qu’un rêve de ce dernier). De façon frénétique, QL multiplie les distorsions temporelles, il démontre à ce jeu des qualités évidentes. Seulement en ce qui me concerne tout cela m’a fait l’effet d’une série d’automatismes, malgré le tour obsessionnelle que ça prenait, malgré l’incursion de l’onirique, tout cela très rondement mené, mais lassant à la longue.

« La dévastation était telle que tous les vallons avaient été aplanis et qu’il aperçut au loin, à l’endroit du cimetière, la forêt, et d’autres forêts encore qui l’avoisinaient, et qui en formaient une seule et monumentale, une seule forêt qui avait remplacé toute la campagne sauf les ruines du village, ruines perdues au centre de cette forêt monumentale. Bram voulut avancer vers la forêt, quitter les ruines du village mais, à mesure qu’il quittait les ruines du village, les arbres de la forêt se volatilisaient, un par un ils s’évanouissaient, et rien ne les remplaçait, rien ne remplaçait le trou laissé par les arbres manquants, ce trou toujours plus grand à mesure que les arbres disparaissaient, à mesure que des morceaux de forêt disparaissaient, que la forêt en son entier disparaissait, cette forêt monumentale, à présent devant les yeux de Bram complètement disparue, et sans rien à sa place qu’un immense trou blanc dans le paysage, qu’une immense absence de forêt et de tout. »

 

Les vingt-et-un jours d’un neurasthénique, Octave Mirbeau

Les vingt-et-un jours d’un neurasthénique, Octave Mirbeau

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Editions L’Arbre Vengeur, 415 pages

Un livre qui rappelle la générosité d’un Jérôme K. Jérôme sur les subtiles impressions d’un échange avec l’auteur. Octave Mirbeau lui, nous déploie sur un ton à la fois blasé et pince-sans-rire, une foire. Foire aux vanités, cirques de personnages plus fous les uns que les autres, souvent monstrueux, des fourbes, des assassins, des brutes cyniques sans vergogne. Si parfois il donne à ses récits des teintes un peu tendancieuses, avec un coup de mou de courte durée dans deuxième moitié, c’est globalement des tonalités délicieuses, le tout servi par une somptueuse plume… alors, on balance un peu. Ce narrateur est en proie à une neurasthénie cependant qu’il provoque des ivresses de rire et par moments de beautés. Ces montagnes affreusement lassantes qui deviennent pour lui la promesse d’une tranquillité mortuaire…

« Autour de l’île, les basses sont poissonneuses, et abondent en congres et en homards. Petits, malingres, les hommes, à mufle de marsouin, pêchent. Quelquefois, ils vont vendre leur poisson à Audierne et à Douarnenez. Mais, la plupart du temps, ils l’échangent avec des steamers anglais contre du tabac et de l’eau-de-vie. Lorsque, par les trop grosses mers, ils se voient forcés de rester à terre, ils se saoulent. Ivresses souvent terribles et qui, sans raison, arrachent des poches les couteaux. Les femmes, en plus de semences et des récoltes dont elles ont la charge, et qui se font, comme elles peuvent, à la grâce de la nature, travaillent aux filets. Lentes, longues et pâles, de persistantes consanguinités les ont affinés jusqu’à les rendre jolies, mais de cette joliesse morbide que donne la chlorose. Les teints nacrés, les teints de fleurs étiolées, qui révèlent les pâleurs du sang et les décompositions séreuses, n’y sont point rares. »

Contes de pluie et de lune, Akinari Ueda

Contes de pluie et de lune, Akinari Ueda

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Traduit du japonais par René Sieffert, Editions Gallimard (nrf), 163 pages

A moins d’être un fin connaisseur de la culture japonaise – ce qui n’est pas mon cas – on entre dans ce livre très intimidé et le texte nous résiste dès l’abord. Cependant le texte happe, incorpore son lecteur dans sa masse brumeuse et nocturne, on est tout à fait privé d’omniscience. Associés à ces villageois terrorisés par des fantômes, avatars du vice, de la cruauté, de la maladie ou de symbole plus abstraits.

« L’espace défriché s’étendant sur un carré de cinquante chô de côté, ils ne pouvaient apercevoir la forêt mystérieuse. Comme c’était une terre bénie, d’où le moindre caillou avait été balayé, cet endroit se trouvait, bien entendu, loin des monastères, et l’on n’y entendait ni les voix qui récitaient les incantations, ni le bruit des clochettes ou des cannes à anneaux. »